"Les langues étrangères c’est ce qui est le plus important. Sans elles nous ne nous distinguons pas des autres."
Timea Balajcza - originaire de Hongrie – a grandit en France et, depuis 19 ans, elle vit en Pologne. Il y a quelques années, elle travaillait encore dans le secteur financier et coordonnait 12 marchés européens - aujourd'hui, elle gère une équipe de 800 traducteurs dans le monde entier. L’Agence de Traductions Spécialisées BALAJCZA, qu'elle a fondé en 2010, réalie des traductions dans toutes les combinaisons linguistiques.
Elle ne cesse de répéter à ses enfants: "Les langues étrangères c’est ce qui est le plus important" et: "Faites dans la vie ce que vous aimez".
Iza Wiertel interviewe la femme née à l'époque des frontières fermées, qui – du jour au lendemain – est arrivée dans un monde multiculturel et multilingue.
Maman comme source d'inspiration
IW: Tu parles plusieurs langues, tu as épousé un étranger - est-ce que quelque chose dans ton enfance laissait présager que tu serais un tel génie de communication?
TB: Je pense que non. D'une manière générale, je ne suis pas un génie de communication. Faire une présentation ou prendre la parole devant un large public n'est pas une chose facile pour moi. Je l'ai appris sur le tas, l'expérience est venue avec le temps. Je dois la connaissance des langues à ma maman qui, dans les années 70 – durant lesquelles je grandissais - travaillait dans une entreprise hongroise qui avait le droit d'exporter des produits à l'étranger. Maman parlait quatre langues étrangères et elle était en charge des marchés comme l'Allemagne ou la France et il lui arrivait de voyager à l'étranger. C'était à l'époque communiste où les gens - même embauchés dans de telles entreprises - ne connaissaient aucune langue étrangère.
Un enfant expatrié
IW: À l’âge de dix ans, tu t'es retrouvée dans un milieu complètement nouveau et il paraît que tu as appris une nouvelle langue en six mois. Raconte-moi, s'il te plaît, comment as-tu appris si vite? Cela servira peut-être d'idée aux écoles de langues pour choisir la méthode à adopter lors de l’apprentissage des enfants. Faudrait-il choisir la méthode de l'immersion linguistique?
TB: Je pense que l'immersion linguistique est une très bonne méthode, mais difficile à mettre en œuvre si l'on n'est pas dans le pays dont la langue est enseignée. Je ne dirai pas que cette expérience m'avait traumatisée, car ce n’est pas le cas. Mais c'était tout de même dur. Je suis partie pour la France seulement avec ma mère, qui a aussitôt commencé à travailler et moi, j'ai dû aller à l'école. Au début, pendant six mois, je fréquentais une classe spéciale pour les enfants qui ne parlaient pas le français. Puisque je ne parlais pas anglais, je n'avais pas d'autre choix que de parler en français. Je ne saurais pas dire combien de temps il m'a fallu pour l'apprendre, mais je me souviens qu'au bout d'un an, je suis passée dans une classe normale avec des enfants de mon âge. Et là, je n'avais plus de problème pour m'exprimer.
IW: Tu étais la première de la classe préparatoire à rejoindre la classe normale?
TB: Oui, je me souviens que les autres enfants y sont restés plus longtemps. Je pense que j'apprenais avec plus d'aisance, car j'avais cet étrange sentiment de rester sur le côté. En Hongrie, je fréquentais une classe normale et en plus j'ai commencé l'école un an plus tôt. Une fois en France, je tenais à tout rattraper et suivre les cours dans la classe dans laquelle - à mon avis - je devais me trouver.
IW: Te souviens-tu comment tu as appris cette langue? Avec du travail en plus à la maison ou peut-être les enseignants t'aidaient à l'école?
TB: À la maison sûrement pas, car avec ma mère, nous ne parlions qu'en hongrois. Les écoles en France ne fonctionnent pas comme en Pologne, surtout les écoles primaires. On y reste jusqu'à 15 h ou 16 h. D'ailleurs, il en est de même au collège et au lycée. Cela m'a aidée, car je ne rentrais pas à midi chez moi où je n'avais personne pour parler avec, mais je pouvais rester toute la journée avec les autres enfants. Je me souviens qu’à l'époque, l'élastique était la reine des jeux. Alors si je voulais jouer à l'élastique, il fallait que je demande aux enfants français si je pouvais les joindre.
Bourse d’études Erasmus
IW: Je voudrais t'interroger sur ton expérience suivante, qui concerne un voyage à l'étranger. Étudiante, tu as passé six mois en Hollande?
TB: Oui, j'ai passé six mois à l'Université de Rotterdam dans le cadre du programme Erasmus.
IW: Je suppose que pour toi, qui avais déménagé en France à l'âge de dix ans, ce n'était pas un choc?
TB: Non, bien sûr que non. Une fois que j'avais été admise à l'université économique, je tenais beaucoup à obtenir une bourse à l'étranger. Je voulais également étudier à une université de renommé et étudier ce qui était ma spécialisation. Mais j'ai été également un peu décue, car j'y suis allée avec idée d'apprendre le néerlandais.
IW: Et tu ne l'as pas appris?
TB: Malheureusement non, car c'est très difficile. Il ne s'agit même pas du fait que j’y ai passé seulement un semestre. En Hollande, presque tout le monde parle anglais, même les femmes de ménage à l'université. Ce n'est peut-être pas du language de Shakespeare, mais c’est tout de même l’anglais. Pendant deux semaines, nous avons suivi un cours de néerlandais. Je me souviens qu'après, j'ai essayé d'acheter un billet en parlant le néerlandais, mais la dame au guichet m'a juste regardée et elle a répondu en anglais: « Here you are the tickets »...
IW: Comme tu dis, tu as trois filles - est-ce que tu leur conseillerais de partir pour une telle bourse pendant six mois? Que peut donner un tel séjour aux jeunes?
TB: Bien évidemment, je soutiens mes enfants pour qu'elles apprennent des langues étrangères. D'ailleurs, les plus âgées fréquentent un lycée bilingue avec comme deuxième langue la langue française, tandis que la plus jeune est dans un collège bilingue avec l'espagnol. Je leur répète que l'on peut toujours finir des études de droit ou d'économie, mais les langues étrangères c’est ce qui est le plus important. Sans elles nous ne ressortons de la foule et nous n'avons pas d'avance par rapport aux autres. En ce qui concerne un tel séjour, je pense qu'il est très important, car nous partons, les parents ne sont pas là et on doit compter sur soi-même. On doit être ouvert aux autres.
Travail pendant les études
IW: Pendant les études, tu as commencé à travailler comme interprète. Tu accompagnais des hommes d'affaires lors de leurs voyages d'affaires, entre autres aux États-Unis. Penses-tu que ceci t'a préparée dans un sens au monde des affaires?
TB: Ce voyage fut sans doute une expérience précieuse. Mais ce ne veut pas dire qu'en travaillant comme interprète et en me rendant plusieurs fois aux États-Unis, je songeais déjà à ouvrir un bureau de traductions. Cela fut juste une occasion pour profiter de la connaissance de la langue et d'apprendre quelque chose, car à chaque fois, j'ai participé à une conférence ou à une réunion d'affaires. Cela était primordial du point de vue de la connaissance des langues et de la découverte du métier d'interprète. Après avoir terminé les études, j'en savais quelque chose - car outre le travail d'interprétariat, j'effectuais pas mal de traductions écrites. Je me souviens que l'un des professeurs nous a engagés dans la traduction de livres économiques de l'anglais vers le hongrois.
Amour et émigration suivante
IW: Tu ne caches pas le fait que, durant ton séjour en Hollande, tu as fait la connaissance de ton mari. Est-ce qu'en arrivant chez lui en Pologne, tu avais un plan? Savais-tu exactement où tu chercherais du travail ou tout simplement tu as pris ton courage à deux mains en espérant que tout irait bien?
TB: Sans doute, j'avais cette confiance. En regardant en arrière, je pense que j'avais gardé dans mon esprit l'image de la Hollande où, sans même connaître la langue locale, il suffisait de communiquer en anglais pour s'en sortir au quotidien et même trouver du travail. Malheureusement, à cet égard, la Pologne s'est avérée bien différente que la Hollande. Je pense qu'aujourd'hui, je ne verrais pas cette différence, mais dans les années 90, c'était tout autre chose. Alors quand je suis arrivée - c'était la dernière année de mes études - je pensais qu'en connaissant l'anglais et le français, je n'aurais pas de difficulté à trouver un emploi et qu'ensuite j'apprendrais le polonais. Hélas, quand j'ai commencé à chercher du travail, il s'est avéré que même des entreprises étrangères disaient: « Anglais et français - super ! Mais nous embauchons des Polonais qui ne connaissent pas de langues étrangères et nous cherchons quelqu'un qui sache parler polonais ».
"Marchandise haut, s'il vous plaît"
IW: C'est à cette époque-là que tu as trouvé un poste de contrôleur financier chez Auchan?
TB: J'ai été ébauchée comme contrôleur financier. Cela était très important pour moi, car je ne voulais pas d’un travail quelconque, mais d’un travail dand ma spécialisation étudiée. Dans le temps chez Auchan - et je pense que c'est toujours le cas - tous les employés administratifs devaient effectuer un stage au magasin. Pendant un an et demi, j'étais manager d'un rayon. Au début, je travaillais dans le rayon verre. C'était le moment où on m'a assigné trois collaborateurs et, pourtant je ne parlais pas un mot en polonais. Je venais au travail avec un dictionnaire et je donnais des ordres simples comme « Marchandise haut, s'il vaut plait ». Après, il s'est avéré qu'ils avaient encore plus peur de la situation que moi.
IW: Par quels autres moyens as-tu appris le polonais – tu fréquentais une école de langue, tu parlais avec ton mari ou tu lisais des livres?
TB: Quand je suis arrivée en Pologne, j'ai suivi un cours. Ainsi, j'ai pu apprendre des mots les plus essentiels, mais sans la pratique le cours ne sert à rien. Avec mon mari, je ne parlais qu'en anglais pendant un bon moment - deux ou trois ans. Se mettre à parler en polonais nous semblait étrange. Lui non plus, il ne voulait même pas trop, car dans son travail, il n'avait pas beaucoup d'occasions pour parler en anglais. Moi, j'avais peur qu'il ne fasse comme le mari de mon amie qui rectifiait chaque mot, chaque terminaison, ce qui est très frustrant pour la personne qui apprend une langue étrangère. Mais mon mari n'était pas comme ça.
Carrière dans une corporation
IW: Tu as gravi bien haut les échelons dans les corporations - à la fin de ton parcours, tu étais responsable de 12 pays. À quel moment as-tu senti que tu devais changer quelque chose? Un jour, tu t'es réveillée avec cette idée dans la tête? Je pense que ton histoire peut être très édifiante pour les personnes qui, pour de differentes raisons, ne sont pas satisfaites de leur travail actuel.
TB: J'y pensais pendant deux ans, avant de me lancer dans ma propre activité. Mais sans aucun doute je ne me suis pas réveillée un matin et me disant que j'allais quitter mon travail et créer ma propre boîte. Dès le début, le fait de ne pas profiter de la situation que je suis originaire de la Hongrie, me rongeait l'esprit. Je n'ai jamais exploité les opportunités qui en découlent - pendant 15 ans de travail dans des corporations, je crois que l'on m'avait demandé seulement une fois de contacter la filiale en Hongrie, où je devais aider à régler une affaire. Je n'ai jamais pu profiter de ma connaissance des langues et du fait que j'aime les langues étrangères. Je me sentais épuisée – cela arrive souvent aux gens qui travaillent dans les corporations. Je voulais faire autre chose, mais les cabinets de recrutement en Pologne pratique le modèle selon lequel « si vous êtes ici, vous devriez être promue à un poste supérieur ». Moi, j'avais trois enfants et je ne souhaitais pas passer à quatorze heures au travail au lieu de dix.
Travailler à son propre compte
IW: Alors ta famille et surtout tes enfants se sont réjouis que tu changes de profil professionnel?
TB: Oui, les enfants l'ont accueilli naturellement. Avant, j'avais très peu de temps pour eux. Souvent je n'allais même pas aux réunions des parents d'élèves et je n'étais pas du tout active à l'école. Souvent, je ne les aidais pas à faire leurs devoirs. Quand j'ai commencé, elles ont trouvé cela naturel et l'ont apprécié. Bien évidemment, travailler à son propre compte ne veut pas dire travailler moins. Car je ne travaille pas moins, mais par contre je peux organiser moi-même le travail. Souvent, je travaille le week-end ou le soir ou encore au petit matin. En revanche, ma journée est bien plus flexible. Je peux régler certaines choses dans la journée et je ne suis pas obligée de rester au bureau – et ce indépendamment du fait qu'il y a quelque chose à faire ou seulement parce que mon chef me contrôle.
IW: Une fois tu as pris la décision d'ouvrir ta propre agence de traductions, avais-tu la moindre idée, comment gérer une entreprise?
TB: Sans doute, le fait de travailler avant dans une corporation m'a aidée. Je savais comment fonctionne une entreprise - peu importe qu'elle soit grande ou petite. À vrai dire, j'admire les personnes qui se lancent dans leurs propre société aussitôt après leurs études. Et il ne s'agit pas de courage, mais du fait qu'après les études, on n'a pas - en tout cas, je n'avais pas - d'expérience comment mener les affaires. Tout ce qui j'ai appris durant mon travail dans les corporations - les procédures que je peux mettre en place, la circulation des documents, la capacité à gérer le personnel, les procédures de recrutement - je m'en sers jusqu'à présent. Je ne regrette pas cette période. Je suis contente que j'aie pu y travailler. Sans tout cela, j'aurais eu du mal à faire fonctionner ma propre société.
IW: Te souviens-tu quand ta devise « Fais ce que tu aimes, aime ce que tu fais et donne plus que tu ne promets », c'est forgée?
TB: Je pense qu'elle existait depuis toujours. Je dois admettre que j'aime les finances et le contrôle de gestion, mais sous certaines conditions - des tableaux sous Excel avec des données concernant 12 différents pays me plaisaient moins. Pour cette raison, je n'aimais plus ce que je faisais et j'ai décidé de faire autre chose. Je pense que la seconde partie: « donne plus que tu ne promets » est le fondement des affaires. Il est essentiel d'être honnête. Donner aux clients et aux fournisseurs ce que l'on promet - et même plus. Les gens apprécient cela et c’est ainsi que l’on obtient la réussite.
"Fais ce que tu aimes"
IW: Je voudrais aborder des questions plus personnelles. Quel âge ont tes filles?
TB: Les jumelles ont 16 ans, tandis que ma troisième fille a 12 ans.
IW: Alors, les jumelles entameront dans peu de temps la vie professionnelle active. Est-ce qu'il y a quelque chose que tu voudrais leur transmettre en puisant de tes expériences? Quelque chose qu'elles devraient connaitre avant même de commencer?
TB: Je pense qu'il est vraiment important de choisir une bonne spécialisation d'études pour faire ce que l'on aime et ce que l'on souhaite faire. Je voudrais bien que mes filles effectuent des études économiques, car je connais ce domaine et je sais, quelles sont les perspectives. Mais pour le moment leurs plans sont complètement différents. Je pense qu'il est essentiel de les soutenir. Quand j'ai créé mon entreprise, elles m'ont demandé: « Maman, est-ce que cela veut dire que nous devons étudier l'économie et que nous devrons gérer l'entreprise? » Je leur ai répondu: « Si l'une de vous voudra, alors oui. Mais sinon vous ne serez que les propriétaires de notre entreprise familiale - vous ne serez pas obligées de la gérer et vous n'êtes pas obligées d'étudier l'économie. Si vous préférez la médecine ou les études artistiques, faites ainsi ». Bien souvent, les gens effectuent des études inappropriées. Je dois admettre que, quand j'avais 19 ans et j'ai passé le bac, je ne savais pas trop quoi faire ensuite. Ma mère avait étudié l'économie, mais à l'époque du communisme quand on enseignait le marxisme. Pour cette raison, elle me disait que ce n'étaient pas de bonnes études. Elle n'envisageait pas que le temps chargeait - c'était au début des années 90. J'ai ainsi opté pour des études linguistiques avec l'anglais et le français. J'ai réussi à tenir six mois, c'était horrible. J'aime les langues, j'aime parler avec les gens, tandis que ces études consistaient à analyser les origines de la grammaire - latine ou pas. Alors que moi, ce ne m'intéresse pas du tout.
IW: Et à quoi s'intéressent tes filles?
TB: L'une a choisi au lycée la spécialisation en biochimie – il se peut qu’elle soit vétérinaire, mais elle n'en est pas sûre. L'autre a du talent en sciences humaines - elle pense devenir comédienne ou juriste. Il est certain qu'aucune ne souhaite étudier l'économie, mais ceci n'a pas d'importance.
Impression: un jour ordinaire
IW: Pourrais-tu décrire ton jour ordinaire? À quoi ressemble le jour d'une femme qui a sa propre entreprise et une famille?
TB: Je me lève toujours à 5 h du matin. J'ai devant moi une heure la plus créative dans ma journée, j’ai de différentes idées qui me viennent à l'esprit. Souvent, le soir, je n'ai plus envie de faire quelque chose ou tout simplement je n'arrive pas à le faire. Alors, je le laisse jusqu'au lendemain matin et je le fais alors en 10 minutes - par exemple, un rapport des ventes ou un courriel difficile à un client. Entre 6 h et 8 h, je réveille les enfants et je les envoie à l'école. Je commence le travail à 8 h, les employés arrivent à 9 h. Souvent dans la journée, je suis à l'extérieur du bureau, je vais chez les clients ou à un autre rendez-vous. S'il y a une conférence dont nous sommes en charge, j'y vais pour m'assurer que tout est bien mis en place et que le traducteur travaille correctement. Souvent, avant la fermeture, je reviens pour voir ce qui se passe. Le bureau est ouvert jusqu'à 18 heures, mais il arrive souvent que le client ait besoin d'une traduction en toute urgence, vers 20 h ou 21 h. Alors, je m'en charge.
IW: Tu ne dors pas beaucoup.
TB: Je suis une personne qui ne dort pas beaucoup, c'est de famille. Mon père se lève aussi à 5 h du matin. Quand je travaillais dans les corporations, je me levais tôt et je lisais un livre ou des informations sur internet. Maintenant, j'ai découvert que ce temps était très effectif. Souvent, j'arrive à faire plus de choses pendant cette première heure que pendant les trois, quatre heures suivantes. Les téléphones ne sonnent pas encore, j’ai du clame autour de moi.